mercredi 22 novembre 2017

... qui vous consacre du temps

     Vous ne le croirez pas... trois jours plus tard, l'humain bavard était de retour dès l'ouverture de l'Espace Zoologique. Ma sœur Princesse venait de lancer son rugissement conventionnel du matin, après son inspection détaillée de toutes les baies vitrées et de tous les buissons dissimulant les grillages. Car c'est une maniaque, ma sœur! Elle refait le travail du soigneur, mais en plus précis et avec une très haute opinion de son rôle dans notre immense enclos. Lorsqu'elle est satisfaite - tous les jours à peu près à la même heure - elle lance à qui veut l'entendre son rugissement le plus convaincant, le seul de la matinée.
     J'avais donc accepté son rapport et je m'apprêtais à passer à ma première activité de la journée, la sieste. J'avais choisi un endroit stratégique, d'où je puis voir sans me relever tout à fait les deux chemins qui conduisent au Royaume des Lions d'Afrique. Mon enclos n'est pas plat et il n'y a rien de répétitif ou d'ennuyeux. Contrairement à certains congénères dans des zoos dont on m'a parlé, je n'ai pas de rocher ni de plateforme d'observation, encore moins de rocher chauffant... Mais je ne manque pas de troncs d'arbres couchés ni de buissons où je pourrais me cacher ou jouer à chat perché. Compte tenu du relief, il y a donc non pas un mais plusieurs points d'observation.



     Et c'est ainsi que je l'ai vu arriver, un bâton de randonnée en aluminium rouge dans une main et un caméscope dans l'autre. En ma qualité de roi de Tonga, j'avais déjà connu les caméras de télévision et je savais que c'était un instrument de visée tout à fait inoffensif. A propos, je n'ai jamais compris pourquoi la télévision venait pour le lion, alors que l'interview donnait toute la parole aux humains et pas même un bon mot ou une petite doléance au lion. Mais c'est une autre histoire.
     Je le voyais s'avancer sur le chemin, il cherchait visiblement le lion - moi! - peut-être inquiet après mes aventures inaugurales. D'abord, je le regardai avec curiosité, mais petit à petit la curiosité se changea en intérêt croissant. Je ne suis pas un obsédé de la fourchette et sa silhouette ne me faisait pas penser à un bon repas. Ici à l'Espace Zoologique, nous autres animaux avons le droit de regarder les visiteurs, mais pas de les goûter. Non, je trouvais sympa qu'il revienne me voir et sans que j'aie l'impression d'avoir donné un ordre à mes pattes arrières, voici que je me trouvais debout en train d'avancer à la rencontre de mon visiteur.

     Nous nous sommes regardés les yeux dans les yeux debout devant une baie vitrée. Je ne savais pas ce qui m'attirait vers cette personnalité humaine. J'en avais vu pourtant, des humains! Certains étaient irrespectueux et frivoles: ils ne faisaient que passer devant ma vitre en criant un numéro comme s'ils participaient à un jeu de piste. D'autres voulaient prendre un portrait de leur progéniture, avec le lion en arrière-plan: c'est tout dire, un peu comme si j'étais déjà réduit à l'état de tapis, un objet inhabituel en quelque sorte. Et puis très rarement, un homme ou une femme qui prenait du temps devant mon enclos comme s'il s'agissait d'une rencontre entre personnalités, entre êtres vivants sortis des mêmes mains créatrices, entre personnages du même roman épique qui se projettent au-delà de la mort!




   Je sentais bien que j’impressionnais mon visiteur. Peut-être lui avait-on appris qu'il ne faut jamais regarder un lion dans les yeux! Peut-être se disait-il que les vitres dont certaines étaient fêlées ne résisteraient pas à un choc délibéré! Peut-être se demandait-il simplement que faire maintenant, se quitter ou commencer une aventure complètement folle, à l'issue incertaine mais au charme indéniable.
     Nous autres lions sommes des personnes sociables, même les humains ont fini par s'en rendre compte. Nous sommes les seuls - parmi les félins - qui vivent en famille ou en groupe. Nous concluons des alliances, nous accueillons des amis et nous avons tout un spectre de cris et grondements que nous utilisons bien plus souvent que le rugissement. En repensant à cet humain qui s'était arrêté au chevet d'un lion malheureux, j'ai su tout à coup que j'allais lui offrir mon amitié. Rien moins que mon amitié. Avec une clause unique: chez nous un ami est quelqu'un qui vous consacre du temps. Si mon ami veut pénétrer dans l'intimité d'un lion, il devra venir régulièrement à l'Espace Zoologique pour que nous puissions partager des tranches de vie. Entre humains ils ont l'habitude de prendre un verre ou de se faire un restaurant! Ici c'est un peu difficile, à cause de notre réputation à nous autres lions et à cause de ces vitres qui nous rappellent notre place sur la scène de cette vie.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire